Le soleil se levait sur New York, dessinant des ombres dansantes sur les murs du salon. Dans un grognement j’ouvris péniblement les yeux, avant de sentir mon crâne me lancer avec violence. Je m’assis alors, tandis que je passais ma main dans mes cheveux bruns que je n’avais pas coupés depuis un petit moment. Des mèches tombaient sur mon visage aux traits tirés et tendus sous l’effet d’une bonne gueule de bois. Autour du canapé des cadavres de bouteilles gisaient  çà et là. Quelques gouttes de rhum s’écoulaient du goulot de l’une d’elles et venaient s’échouer sur la moquette en quelques traces qui ne partiraient probablement pas. Un nouveau grognement. Je me levais, vacillant, et me dirigea vers la cuisine. J’ouvris l’un des tiroirs pour en sortir une boîte d’aspirine… vide.

« Merde… »

Le café était devenu mon seul allié contre la lâcheté du médicament. Je jetais un coup d’œil vers l’horloge, constatant qu’il n’était que sept heures. J’avais encore une bonne heure devant moi avant d’ouvrir mon magasin. Je pris alors la direction de la salle de bain, et fis couler l’eau de la douche pour qu’elle se réchauffe avant que j’y pénètre. Je pris dans mon placard un pantalon noir en toile typé militaire ainsi qu’un tee-shirt de la même couleur, qui laissait donc entrevoir la musculature de mes biceps, avant de retourner dans la salle-de-bain et de me laisser immerger sous l’eau revigorante de la douche. Je m’habillais ensuite en vitesse et fini de faire un brin de toilette, puis sorti enfin de mon appartement lugubre que je refermais derrière mois pour prendre la direction de ma boutique. The gun house était par chance en-dessous de mon logement. Je n’avais qu’à descendre donc les escaliers pour pouvoir pénétrer dans l’enseigne et commencer une nouvelle journée de commerce. Je me dirigeai vers la grille métallique qui barrait l’entrée et la levai avant de retourner l’écriteau qui était accroché à celle-ci, pour afficher que le magasin était ouvert. C’est là que je le vis, cet homme au regard paumé et angoissé qui patientait devant la porte. Je le regardai un bref instant avant de tourner les talons et d’entreprendre de ranger les munitions que j’avais reçu la veille. Il entra dans la boutique et laissa ses pupilles se poser tour à tour sur la plupart des fusils et autres flingues présentés. Je suivis son regard et lui lança :

« J’te conseille pas de commencer avec un Ithaca 37. Ce n’est pas un fusil de débutant, ce que tu es manifestement. »

L’homme se tourna vers moi, mal-à-l’aise, et me toisa avec inquiétude.

« Qu’est-ce qui vous fait dire que j’en suis un ? »

Dans un soupir, je fis le tour de mon comptoir et me dirigeai vers lui, les bras croisés.

« Te fous pas de ma gueule. J’en vois pas passer tous les jours des bourges comme toi, les seuls qui viennent sont aussi paumés que tu l’es. Tu n’y connais rien, me dis pas le contraire. Qu’est-ce que tu veux ? »

La franchise. Voilà ce qu’on pouvait parfois me reprocher d’avoir. Déstabilisé, l’homme me regarda avant d’acquiescer d’un hochement de la tête, visiblement gêné par ma familiarité et l’aura faite d’une dureté manifeste qui se dégageait de moi.

« Vous avez raison, ce n’est pas vraiment fait pour moi… Je voudrais simplement un fusil de chasse. Quelque chose de facilement maniable. »

J’acquiesçais.

« Suis-moi. »

Nous nous approchâmes d’une armoire sur laquelle reposait diverses armes adaptées à ce qu’il recherchait.

« Je te conseille une carabine à levier 336 BL Marlin, calibre 30-30 Win. Un poids correct, une crosse et un devant suffisamment travaillés pour résister aux intempéries et autres temps de merde que nous offre notre cher pays. »

Alors que nous discutions d’autres armes susceptibles de l’intéresser, la clochette de la porte d’entrée raisonna lorsqu’elle s’ouvrit pour laisser pénétrer dans le magasin une jeune femme que je commençais plutôt à bien connaître. Je finis alors de m’occuper de mon client, qui passa en caisse quelques minutes plus tard avant de s’en aller. L’héritière de la famille mafieuse connue comme le loup blanc dans les milieux de la police et des malfrats, les Sanfino, s’approcha du comptoir et me demanda si sa commande était arrivée.

« Il est arrivé. Bouge pas. »

Je ne vouvoyais personne, mais pour autant cela ne signifiait pas que je lui manquais de respect. Au contraire, cette femme – pour le moins agréable à regarder et au caractère bien trempé – suscitait chez moi une certaine reconnaissance. Mieux valait ne pas lui chercher des noises, certes, mais ça n’était pas ce que je faisais. Non pas par crainte, car je ne la craignais pas, mais parce que je devais avouer que je la trouvais relativement intrigante. Elle m’évoquait l’image d’une rose, aussi belle que douloureuse avec ses épines qui se plantent dans votre chair.
Je m’éclipsais dans l’arrière boutique, m’avançais vers l’une des étagères que j’avais finie de ranger depuis deux jours avec les nouveaux arrivages que j’avais eus. Je sais un l’étui dans lequel reposait le Smith & Wesson MP45 qu’elle m’avait demandait, et revins vers elle pour le lui poser sur le comptoir. J’ouvris alors la sacoche et en sortit l’arme pour lui laisser le loisir de la regarder et de vérifier qu’elle correspondait bien aux attentes de son père.

« Le voilà. Je te laisse le loisir de le manipuler. Pour 720 dollars, comme convenu, tu as une arme fiable, bien étudiée pour concevoir une manipulation simple et sans faille. Bref, de quoi faire de jolis petits trous dans la viande. » Déclarais-je.

Un sourire amusé se dessina sur mon visage lorsqu’elle me demanda ironiquement de lui préparer un emballage cadeau. Je saisis une ficelle qui trainait sur le comptoir et lui dis en plaisantant :

« Tiens, essaie d’en faire quelque chose si tu veux. »

Je pris l’arme et la rangeai dans un étui prévu à cet effet lorsque Bianca me posa sa question. Je relevais le regard vers elle, et lui dis :

« Depuis quand tu fais dans le classique ? Ouais, un Beretta c’est pas mal mais honnêtement tu te fais chier avec ça. C’est une arme de poulet, je doute que ça t’intéresse d’avoir le même qu’eux. Et question poids c’est du relativement lourd donc non, honnêtement je ne te le conseille pas. »

Je m’interrompis et réfléchis un instant avant de faire le tour du comptoir pour la rejoindre et lui faire signe de me suivre. Nous nous dirigeâmes vers l’une des étagères aux vitres laissant apparaître toute sorte de pistolets. J’ouvris la vitrine et saisis l’un d’eux que je lui tendis.

« C’est un Benelli MP-95E Kromo. Bon ok, le design est dégueulasse mais niveau légèreté il est vraiment pas mal. C’est un semi-automatique très fiable, de ce côté-là t’as pas de soucis. Bon, après c’est pas un truc pour les gonzesses, regarde son look, c’est bon pour les vieux chnoques. » Lui dis-je dans un clin d’œil amusé.

« Regarde quand même, si ça te tente. »

Je lui laissais le plaisir de contempler l’arme avant d’en prendre une seconde et de la lui montrer.

« Là c’est un FN Browning High-Power. En noir il est pas mal. C’est également un semi-automatique vraiment fiable pour le coup, avec une portée de 50 mètres. Autre bon point c’est sa discrétion. » Lui dis-je en le lui glissant dans la poche de sa veste.

« Utile pour se protéger ou pour la jouer en douce. Pour quelle utilisation précise le veux-tu ? » Lui demandais-je.

J’avais déjà fourni bien des membres de sa famille. Pour la plupart ce sont des grandes gueules, comme son frangin que j’avais déjà recadré à ma manière. Étrangement, ça avait plu au jeune homme qui ne pouvait pas me reprocher d’avoir été cash. Car j’étais comme ça, naturel et si ça ne plaisait pas – ce qui était majoritairement le cas- j’en avais rien à foutre. Je n’étais pas poli, mal éduqué et bourré de défaut, mais j’étais authentique, ce qui manque cruellement dans ce monde, d’ailleurs. Je ne dirais pas que la planète se porterait mieux si les gens étaient comme moi, car je pense que c’est même radicalement l’inverse, mais au moins tout le monde saurait à quoi s’attendre, car si je dois compter le nombre de faux-culs qui existent, je ne m’en sortirais pas. J’avais des valeurs, certes pour certaine un peu étranges, mais comme cette arme j’étais véritablement fiable. Jamais personne ne pourrait me reprocher l’inverse.

La manière dont elle touchait cette arme en disait long sur la jeune femme. La sensualité et la fermeté à la fois, le feu et la glace, incarnées en une seule et même personne. Bon, il fallait bien avouer que ça n’était pas pour me déplaire, mais… quoi ? Je peux encore penser ce que je veux et admirer les belles femmes, non ?

« 250 dollars. C’est le prix que je peux faire pour toi. » Lui proposais-je.

« On dira au pif que c’est pour ton prochain anniversaire. » Lui dis-je dans un clin d’œil.

Vu le chiffre que je faisais avec sa famille, je pouvais bien faire un geste commercial. Et puis elle m’était sympathique, chose qui est rare que je trouve chez autrui, à mon goût. Indiquant de l’index l’arrière boutique, je lui proposais :

« Un test, ça te tente ? J’ai ce qu’il faut. »

Nous quittâmes le magasin pour nous enfoncer parmi le dédale d’étagères, cartons et autre joyeux bordel qui trainait pour nous diriger vers des cibles à formes humaines accrochées sur les murs du fond.

« J’ai testé pas mal de produits, ici. A toi de voir si tu es à-l’aise avec ce flingue. Je vais te chercher ce qu’il faut. »

Me dirigeant vers les étagères où je stockais mes munitions, j’en pris une boîte et revint vers l’italienne.

« Il faut des 9 millimètres pour ce bijoux-là. Je te laisse les charger pour te faire la main. Et maintenant, fais-toi plaisir. »

Après plusieurs coups tirés dans la cible, et de manière pour la moins plutôt brillante, la jeune mafieuse se tourna vers moi pour me rendre l’arme. Dans un clin d’œil, elle me dit cette phrase qui eu le don de me faire sourire.

« Pas mal ouais, je l’avoue. »

Le machisme n’était pas un défaut que j’avais. Quand une femme est bonne en quelque chose, je le reconnais, et elle était vraiment douée pour le tir, c’était certain. Je lui fis signe de me suivre et nous sortîmes de l’arrière-boutique. Retournant à mon fidèle poste derrière le comptoir, je rangeais l’arme et lui demandais :

« Alors, tu fais quoi ma jolie ? Tu la prends ? »

Ca n’était ni un affront, ni une technique de drague. Je ne tournais pas ma langue sept fois dans ma bouche avant de parler, et ça n’était pas demain la veille que ça allait commencer. Je possède juste une manière de m’exprimer qui est familière, point barre. Je vidais le chargeur et remis le flingue à sa place dans son étui, avant d’entendre la sonnette de la porte du magasin retentir.

« Tu m’excuses, je reviens. » Lui dis-je, en faisant signe à l’homme de s’approcher.

Je saisis en dessous du comptoir une valise dans laquelle reposait un Beretta 92 que je remis à l’homme.

« Ca fera 750 dollars. »

« 750 ? » Me demanda le type, surprit.

« Si tu trouves moins cher ailleurs appelle-moi et on fera péter les bulles. » Lui répondis-je.

« C’est bon, je vous crois. » Me dit-il en sortant des billets de la poche de sa veste.

Je vérifiais que le compte était le bon et lui fis signe. Le type tourna alors les talons et disparu de mon magasin.

« Tu vois, je t’avais dis que les Beretta n’étaient que pour les flics. S’en est un que tu viens de voir. Un mec pas net si tu veux tout savoir. » Déclarais-je avant de pousser un soupir et de regarder ma montre.

«  Un verre de whiskey, ça te tente ? Ca s’impose en ce qui me concerne. » Lui proposais-je.

J’avais picolé toute la nuit, j’avais encore une sale gueule de bois mais j’étais déjà en manque. Etais-je un alcoolique ? Qui sait. Ca fait bien longtemps que je ne compte plus le nombre de mes dépendances.

L’héritière Sanfino déclina mon offre. Elle devait sans doute trouver que boire un verre d’alcool à cette heure si peu avancée de la journée n’était pas une bonne idée, mais pour moi s’en était devenu un besoin. L’alcool ne m’aidait pas à oublier, car jamais je ne pourrais parvenir à occulter mes souvenirs de mon esprit. Non, il m’aidait simplement non pas à accepter non plus, mais à vivre plus facilement avec ces lourds bagages que je portais. J’avais beau avoir 42 piges aujourd’hui, j’avais l’impression qu’aussi fort que je l’étais devenu, le fantôme de l’enfant que j’étais autrefois me suivait et me hantait encore. Alors non, je ne pouvais ni ne voulais m’empêcher de boire ou de prendre de la drogue à mes heures perdues car, aussi dangereux et destructeur que cela pouvait l’être, il me le fallait.

« Tu m’accorde une minute ? » Lui demandais-je avant de repartir dans l’arrière boutique pour aller chercher une bouteille ainsi qu’un verre et de revenir avec celui-ci une fois le précieux liquide versé à l’intérieur.

Je revins ensuite vers Bianca et bus une gorgée de whisky. La jeune femme grippa alors sur le comptoir et souleva un pant de sa robe pour dévoiler sa cuisse et me demander si je possédais des sangles pour attacher une arme à celle-ci. J’eus un sourire amusé face à son geste, et lui répondis :

« Ca dépend, tu cherches quoi ? Une sangle pour un flingue ou pour une arme blanche ? » Lui demandais-je.

« Bouge pas je vais t’en chercher plusieurs et tu me diras ce qui te tente. »

Je posais le verre sur le comptoir et en fis le tour pour me diriger vers un présentoir duquel quelques attaches étaient suspendues. Je décrochais quelques sangles et revins vers elle avant de les lui étaler sous les yeux.

« Qu’est-ce qui te branche ? »

Je posais les sangles sur la table et la laissais les examiner pour savoir laquelle lui conviendrait le mieux. Toujours assise sur le comptoir, je voyais les yeux de Bianca regarder attentivement chacune de ses sangles, avant qu’une lueur malicieuse n’apparaisse. Elle leva alors la tête vers moi et me demanda… de lui attacher moi-même la sangle ? Je ne pus m’empêcher de rire à sa réplique, je l’avoue plutôt surpris.

Je pris la sangle et la regarda, un sourire sur les lèvres :

« Si t’es pas italienne, toi, je ne sais pas ce que tu es. » Plaisantais-je.

Je menais la sangle à sa cuisse et la lui attacha doucement mais solidement pour qu’elle tienne.

« Et voilà, ma belle. Je te laisse bouger avec pour voir si tu es à l’aise. Elle est discrète, comme tu peux le voir, et suffisamment bien faite pour assurer un bon maintient de l’arme, et en même temps une prise facile en cas d’une prise rapide. »

Je restais professionnel quoi qu’il arrive. Même si la jeune femme tentait visiblement de me perturber. Et y arrivait…

L’italienne fit quelques pas, la sangle attachée autour de sa cuisse. Je réfléchis un instant à sa question et lui répondis :

« Ca dépend, tu l’as sur toi pour voir ? Essaie de l’y glisser, histoire de voir ce que ça donne. Normalement c’est une taille standard que je t’ai passé, tu devrais pouvoir y attacher une bonne partie des armes de ce type. »

Je levais un instant l’index pour lui faire signe de patienter, pendant que je me dirigeais vers l’une des vitrines que j’ouvris. Je regardais simultanément plusieurs des couteaux qui y reposaient, avant d’en saisir un. Je revins alors vers elle et lui dis :

« Voilà, c’est un Extrema Ratio 39-09 Operativo. C’est un italien, il devrait te plaire. »  Lui dis-je dans un clin d’œil, en lui tendant l’arme.

Je lui laissais le plaisir et le loisir de le manipuler à sa guise, de l’observer sous tous ses angles pour voir s’il pouvait ou non lui convenir.

« Il est considéré comme étant l’un des meilleurs couteaux de défense au monde. Si jamais il te plait, je te l’offre. » Lui dis-je dans un franc sourire.

Elle semblait surprise par mon offre. Faire des cadeaux à mes clients n’était pas dans mes habitudes, mais aujourd’hui était une exception. Sa famille et elle étaient bonnes clientes, d’une part, et plus personnellement j’étais ravi de le faire. Je devais être dans un bon jour. Je lui rendis alors son sourire et lui répondis :

« Pourquoi devrait-il avoir un échange ? Je le fais sans arrières pensées, tu sais bien que je suis honnête. »

Personne ne pouvait me reprocher l’inverse, car je suis de ceux qui ne mentent jamais. Quitte à être blessant, je préfère largement dire les choses, sans pincettes. Comme un grand poète l’a dit, pas la peine de tortiller du cul pour chier droit, et j’étais partisan de ce principe.

« Ca me fait plaisir de te l’offrir, vraiment. »

Savait-elle qu’elle était perturbante ? Sa main posée sur son torse me mettait mal-à-l’aise. Non pas dans le mauvais sens du terme, mais je n’étais pas habité aux contacts humains. Toute ma vie n’avait été constituée que de violence et des coups plus douloureux les uns que les autres. J’avais vécu des histoires, celles d’une nuit que l’on oublie très vite, mais jamais rien de plus. Ma vie n’était qu’un cahot total, et pour une fois j’avais envie d’en changer. Mais le pourrais-je vraiment ?

Bianca me demanda comment elle pourrait me remercier pour le cadeau que je venais de lui faire. Je haussais les épaules, et lui répondis en souriant :

« En te protégeant avec. Reste vivante, c’est tout ce qui compte. »

Qu’elle en fasse bon usage était le plus important. Par bon usage, je n’entends rien de plus que quelque chose qui pourrait lui sauver la mise. Si ça devait passer par un bon coup de couteau dans les chicots voire une belle plongée dans les tripes d’un sale type ou d’une espèce de gonzesse hystérique, pourquoi pas, je suis ouvert.

« Par contre je te préviens, je fais pas de paquet cadeau. Un bout de papier et un vieux reste de ruban à faire « frisouiller », c’est pas mon truc. Je fais pas dans la délicatesse. » Lui dis-je en plaisantant.

Je regardais un instant les armes qui reposaient sur le comptoir, soudainement égaré dans mes pensées. Il m’arrivait très –trop– souvent d’être emporté dans une sorte de tourbillon tumultueux de cogitations sans queue ni tête mais qui, toujours, me faisaient du mal. Ce couteau, je l’avais déjà utilisé. J’avais le même, toujours avec moi. Il ne m’avait pas encore servit à grand-chose, il était surtout une sécurité que je gardais toujours avec moi. Seulement ce soir-là, il avait été mon meilleur ami. J’avais recroisé ce monstre qui avait détruit mon enfance et ma famille. Cette ordure que j’avais assassinée sans ménagement, sans état d’âme. Jamais je ne pourrais l’oublier…

Je relevais tout à coup la tête, sortant brusquement de mes pensées alors que le souvenir du bruit que faisais la lame en s’enfonçant dans son ventre semblait retentir encore à mes oreilles.

« Faisant bon usage. C’est ce que je te souhaite. » Lui dis-je, sentant ma part d’ombre qui reprenait de plus en plus le dessus sur moi.

Bianca avait réussi à me la faire oublier, à m’éloigner de mes souvenirs macabres qui me poursuivaient inlassablement. Et à nouveau, ils avaient repris le contrôle sur moi…

Ou bien je débloquais radicalement, ou bien j’avais raison de trouver que Bianca était légèrement entreprenante. Ses mains qu’elle posait sur moi, ses regards et ses questions… Elle avait le don de me faire sourire, chose qui était rare chez moi. Je n’étais pas du genre à faire platement la gueule toute la journée, mais… enfin si, peut-être bien que c’est le cas, en fait. Bref, tout cela pour dire que je n’étais pas un type de foncièrement jovial. Trop de choses m’accaparaient l’esprit, continuellement, à tel point que j’avais l’impression d’être rongé par les souvenirs et par une angoisse omniprésente et bien souvent injustifiée. J’avais appris à me débrouiller dans la vie, sans avoir besoin de l’aide de strictement personne, mais pour autant j’étais un stressé, je l’avoue. Et quant à savoir si j’étais un délicat… Je ne pus m’empêcher de rire à sa question.

« Qui sait, je cache peut-être mon jeu. » Lui répondis-je.

Je m’appuyais contre le rebord du comptoir, un sourire aux lèvres, et me tus un instant, le temps de l’interroger du regard.

«Je ne suis pas un tendre, c’est de nature. J’ai été élevé comme ça, et puis ça doit être dans les gènes. Enfin je suppose, je pompe rien à la science. »

Je posais une seconde mon index sur le bout de son nez pour la taquiner, et ajoutais :

« Là n’est pas la question de toute façon. Je laisse le pouvoir de le découvrir à celle qui le désirera. »

A la question de savoir si j’étais prêt à le découvrir avec elle, la réponse était… oui, peut-être bien en réalité.

Là, elle me déconcentrait vraiment. Je ne pus m’empêcher encore une fois (décidément) de sourire. Elle n’avait pas froid aux yeux la belle italienne, y avait pas à tortiller. Ses mains fines posées sur mon torse, ses jambes fuselées enroulées autour de ma taille... Il était à présent inutile de continuer à jouer au petit jeu du chat et de la souris. Nous savions l’un comme l’autre ce que nous voulions. Du moins pour moi c’était clair. Seulement qu’est-ce que la vie pourrait bien nous apporter de bon ? Je ne pouvais pas dire que nous n’étions pas du même milieu social car, même si c’était le cas, nous jouions du même côté de la clôture : chez les méchants, comme le disent si bien les mômes. Du moins au sens juridique du terme, nous n’étions pas des enfants de cœur. Alors même si sa famille était blindée, on n’en avait grossièrement rien à carrer. De ce côté-là, il n’y avait donc rien à dire. La seule chose, c’est que je me prenais encore la tête. Inutile de préciser pourquoi j’avais sombré dans l’alcoolisme, mais je vais le faire quand même : pour m’empêcher de penser. Je ne peux plus supporter mes éternelles cogitations et cette myriade de souvenirs qui viennent continuellement me plomber. Et là, une fois n’est pas coutume, je réfléchissais encore beaucoup trop. Que voulait réellement Bianca ? Ca, je l’ignorais. Et au fond, qu’est-ce qu’on s’en fiche, elle semblait en avoir envie, et moi aussi. Pour le reste, advienne que pourra, j’avais simplement envie de me laisser pour une fois, ne serait-ce qu’une seule fois, aller et me détendre.

« Une démonstration ? Tu es sûre que tu en veux une ? » Lui demandais-je, d’un air taquin.

Je posais alors ma main sur sa taille et rapprocha doucement mon visage du sien, mon regard perdu dans le sien. Le sourire en coin, je laissais alors mes lèvres se poser délicatement sur les siennes. Qui a dit que je ne pouvais pas être relativement doux quand je le voulais ?

C’était agréable. Vraiment très agréable. Je ne m’étais pas attendu à ce que ma journée prenne une telle tournure, mais pour être honnête j’adorais particulièrement cette surprise. J’avais presque oublié que nous étions dans ma boutique pendant quelques secondes, jusqu’à ce que Bianca ne se recule doucement et me demande… pour la suite ? Je ne pus m’empêcher de sourire face à sa question. Sans trop réfléchir, je lui répondis :

« On peut monter, si tu veux. »

Merde. J’avais juste oublié une chose : la boutique, qui allait la tenir ? Non, ça on s’en fout, pour une fois je pouvais bien fermer. Non, ce qui me dérangeait le plus c’était le bordel épouvantable qui régnait au-dessus. Ce matin je m’étais réveillé en mauvais état après une cuite magistrale. Par terre, les cadavres des bouteilles que je m’étais enfilées gisaient autour de la table basse. Quelle image cela allait-il lui donner de moi ? Bon, ok, en même temps je m’étais déjà servit un verre à une heure totalement inappropriée, et ce devant elle il y a au moins une heure. J’allais juste lui prouver à quel point j’étais un alcoolique notoire. Et ça, ça m’emmerdait. Je réfléchis un instant, perdu. Je n’allais pas lui dire de laisser tomber, elle allait mal le prendre, logiquement, surtout que je venais déjà de lui donner mon accord. Non, je n’avais plus le choix, hormis si je voulais passer pour un imbécile doublé d’un lâche, ce qui ne m’enchantait pas des masses, soyons honnête. Je lâchais un léger soupir, et levais un instant les yeux au ciel. Non pas que je n’allais pas faire un minimum d’effort, mais je suis comme je suis, avec mes problèmes d’alcool, de drogue et j’en passe. Même si ça ne se voit pas nécessairement comme le nez au milieu de la figure, c’était tout moi et je n’allais pas changer pour bien plaire. Je ferai des efforts, c’est sûr, mais tout en restant la personne que j’étais. De toute façon, il ne faut pas se leurrer : il est difficile de prendre un tournant radical dans sa vie, surtout en quelques minutes. Je devais rester moi-même, c’est tout. Mais c’était gênant…

« Passe, je t’en prie. » Lui dis-je en lui indiquant la cage d’escalier tandis que je refermais la porte du magasin.

Je passais derrière elle et la suivit avant de tendre ma main pour lui ouvrir la porte.

« Ne regarde pas par terre, c’est pas la joie… »

La honte. Oui, pour la première fois j’avais honte. De moi. Je toussotais légèrement et ramassais les bouteilles avant de les ranger dans un coin. A cet instant, je ne savais plus ce qu’elle pouvait bien penser de moi. Et oui, ça me m’était mal à l’aise. Très mal à l’aise.