Une douce fumée parfumée s’échappait de ma tasse de café, alors que j’attendais patiemment qu’il refroidisse. Big girls cry de Sia passait dans les enceintes de la boutique, faisant pianoter mes doigts sur le comptoir en rythme avec la musique, alors que mon esprit, lui, était ailleurs. Depuis ce matin, avant même que mes paupières ne s’ouvrent je n’avais de cesse de repenser à la mort de ma mère. Son anniversaire était aujourd’hui, en ce jour funeste d’un mois d’avril. Si je ne ressentais plus autant de douleur qu’autrefois, il n’en demeurait pas moins que la peine était là. Avec le temps j’avais juste appris à vivre avec la tristesse, et à la supporter. Pour autant je ressentais toujours la cruelle injustice de l’avoir vu partir trop tôt, à cause d’un enfoiré sur lequel je m’étais vengé, évitant cependant un séjour derrière les barreaux car j’avais eu la chance de ne pas me faire coffrer cette fois-là. Je précise bien que ça a été pour cette fois, car j’ai malheureusement eu le déplaisir de m’y rendre – et pas qu’une fois – pour divers trafics de drogue, ivresse sur la voie publique, violences sur autrui et contre des agents et j’en passe… Bref ouais, je n’étais pas tellement un enfant de cœur, mais au moins je suis passé à côté d’une incarcération plus longue.

Pour le moment, la matinée était calme, paisible. Des clients que l’on pourrait compter sur les doigts d’une main, donc pas de quoi faire la fête, mais tant pis. Il fallait faire avec. Je bus tranquillement mon café, le regard perdu tandis que je repensais à elle, une figure maternelle autrefois rieuse malgré les morsures ardentes de la vie. Cependant je n’eus pas le temps de me laisser trop happer par mes souvenirs, lorsqu’un son attira mon attention. La sonnerie de la porte d’entrée résonna dans le magasin quand un client pénétra dans l’enseigne.

« Tiens, tiens, tiens. Benjamin Wickham en personne, que me vaut ce plaisir ? » Demandais-je avec sincérité.

J’avais beaucoup d’estime pour cet homme qui, comme moi, était tout sauf un saint. Du moins était, car je savais qu’il s’était calmé après sa sortie de taule.

« Ça fait un bail que je t’ai pas vu, tu t’es rangé loin du côté obscur de la force ou quoi ? » Le taquinais-je dans un demi sourire.

J’ignore depuis combien de temps je ne l’avais pas vu, mais j’étais satisfait de revoir sa tête. Je pris son arme en acquiesçant d’un hochement de tête et commençais à le démonter pour pouvoir retirer le chargeur. Je me baissais ensuite pour tirer d’un tiroir les chargeurs et pris celui qu’il désirait avant d’enclencher le nouveau.

« Le nouveau bijou de monsieur est avancé. » Lui dis-je en lui tendant l’arme.

« Il te faut autre chose avec ça ou je vais avoir le plaisir de te cuisiner pour en savoir plus sur ton nouveau boss et ta nouvelle vie ? »

La boutique était vide à cette heure-ci, nous aurions donc le loisir de discuter au moins un minimum sans être dérangés.

« Je te sers un café ? » Lui demandais-je en m’absentant un instant pour aller dans l’arrière-boutique et revenir avec une cafetière bien chaude ainsi que deux tasses et des sachets de sucre que je posais sur le comptoir.

« Je t’écoute, raconte tout à Tata. »

« Un russe ? Ils sont aussi peu commodes qu’on le raconte ou ça se passe plutôt bien ? » Lui demandais-je.

Je fis couler du café dans un mug que je lui tendis, et ne pus m’empêcher de lui demander dans un sourire :

« Trafic d’armes ? Qu’il ne vienne pas jouer de trop près sur mes platebandes, j’ai pas envie de finir à la rue moi. »

Je me fis couler à mon tour une bonne tasse de café, que je bus tranquillement avant de laisser s’échapper une grimace. Je rajoutais aussitôt du sucre, ce qui fut largement et sans conteste bien meilleur.

« Tu t’occupes de sa fille ? Tu perds pas ton temps mon vieux, dans tous les sens du terme ou t’es plus sage que ça ? » Plaisantais-je franchement.

Je n’avais jamais fait dans la fine fleur, quoi que pour le coup je n’avais pas été vulgaire. Il m’avait connu bien plus cru que ça en la matière.

« Enfin si ça se passe bien c’est l’essentiel. Du moment que tu respectes les règles et que t’obéis aux ordres c’est bon, c’est ce que recherche ce genre de mec. »

J’avais très peu travaillé pour le compte d’autrui. Les seules fois où cela m’était arrivé était lorsque je n’étais encore qu’un gosse et que je refourguais de la drogue et des armes pour des hommes plus importants que je ne l’étais encore. Ca ne m’avait pas laissé de franchement si bons souvenirs, et de toute manière j’étais un solitaire. Je préférais faire mes choix, mes propres erreurs plutôt que de me faire casser la gueule par d’autres types que je n’avais jamais vus, au profit d’un homme pour lequel j’avais merdé.

Je l’écoutais me raconter ses histoires, buvant tranquillement un café qui n’était sommes toutes pas si dégueulasse que ça. Son frère, il m’en avait déjà parlé sans épiloguer sur le sujet. Je n’avais pas encore eu le déplaisir de le rencontrer, mais j’imaginais plus pas mal la bête. Ils n’étaient pas proches tous deux, c’était le moins que l’on puisse dire, et avait pris toute la place au sein de la famille Wickham, laissant un frère cadet de huit ans totalement délaissé dans le cœur d’une mère qui n’avait aucune considération pour lui. J’imaginais, je le crois, plutôt bien ce qu’il avait pu ressentir. Je n’avais pas été dans la même situation que lui, mais au contraire le lien qui m’avait autrefois uni à la mienne me laissait facilement imaginer ce que cela pouvait être d’en être privé. Ma mère et moi avions été très proches, et la douleur que j’eue à sa perte avait été incommensurable. Lui, il n’en avait pas eu, et grandir sans amour pouvait laisser des séquelles desquelles on ne pouvait que difficilement guérir.

« Il mène toujours son gang ? » Lui demandais-je.

« Et toi, tu en es où ? Tu en fais toujours parti ou tu as arrêté ? »

Faire parti d’un gang ne m’avait jamais tenté. J’avais toujours été un solitaire, et l’idée même de m’empêtrer d’autres personnes ou pire d’être commander par un petit chef me repoussait à l’extrême. Je n’avais jamais supporté que l’on me donne des ordres, et ça n’était pas demain la veille que ça allait commencer…

Qu’il se sente menacer par une quelconque présence policière ne signalait rien de bon. Ça n’était peut-être qu’une impression, mais elle n’était pas à prendre à la légère. Surtout quand on voit le casier judiciaire du type, on comprend vite qu’il passerait un excellent et long séjour derrière les barreaux.

« Gaffe à toi, si les poulets te tombent dessus, t’es mal barré. Ou alors tu m’appelles et à nous deux on leur latte la gueule. J’ai ce qu’il faut ici. » Lui dis-je dans un léger rire.

Moi aussi j’avais plus d’un litige à réparer face aux poulets. Contrairement à lui qui devait avoir une surveillance distante et discrète pour qu’il ne se doute soi-disant de rien, j’étais personnellement surveillé de près, suspecté pour le moindre pet de travers qui pourrait les pousser à me mettre encore une fois en cage. Il n’y avait d’ailleurs pas plus de troisième que je m’étais trouvé en cellule de dégrisement pour ivresse et consommation de substances illicites sur la voie publique. Qu’est-ce que je m’en fous de boire et de prendre ce que je veux où je veux, qu’est-ce que ça peut bien foutre aux autres. Ah si, je remontais sur mon Harley quand c’est arrivé. Boarf, trois fois rien. J’avais écopé d’un petit séjour en prison et une bonne grosse amende, sans compter une nouvelle page dans mon casier judiciaire déjà bien plein. Mais je n’avais heureusement jamais été soupçonné pour un meurtre que j’avais commis et qui, par chance, était passé à la trappe. Qui s’intéressait à ce mec de toute façon ? Il ne manque à personne. Par contre il continue à me faire souffrir. Moi qui pensais que le voir mort me ferait du bien,  je n’étais pas servi. Il restait cette rancune tenace, une rage indescriptible qui me possédait à son égard. A cause de lui j’avais perdu ma mère, j’avais été maintes fois violé, et j’en passe. Comment peut-on se construire sainement après tout ça ?

Heureusement, Benjamin changea de sujet pour aller à présent de gonzesse. A ses mots j’eus un sourire.

« Si, j’ai réussi. Tu me crois ou pas mais en plus elle est canon et tout à fait mon genre. J’aime les mauvaises filles, surprise ! »

Epiloguer à ce sujet n’était pas mon genre, j’avais toujours été discret dans mes relations, et ça n’était pas demain la veille que ça changerait. J’étais un pudique, c’est comme ça. Et il valait toujours mieux surveiller ses arrières. Ça n’était pas une question de confiance en lui, mais je craignais que s’il arrivait quelque chose, quoi que ce soit, je ne voulais pas que Bianca soit mise en porte-à-faux.

« Enfin bon, si moi j’ai trouvé, toi tu n’auras aucun mal. Ça te tombe sur le coin de la gueule sans que tu ne t’y attendes. »

Et il est vrai que pour Bianca, je n’avais absolument rien envisagé. Et pourtant !

Il était vrai que ce café était infect. A chaque gorgée que je pouvais en boire, et ce même en ayant l’habitude, je grimaçais légèrement en pensant continuellement la même chose : il me faut une cafetière digne de ce nom. J’étais cependant de nature à ne pas trop en consommer, alors je n’avais jamais fait le difficile.

« Ouais, je sais. Il est dégueulasse. C’est pourquoi je préfère toujours un bon coup de gnole, comparé à ce machin-là. »

Une des raisons de mon alcoolisme tenait-elle au dégoût que prononcé ce café ? Bon, là c’était une théorie quoiqu’un peu « capillotractée », mais pourquoi pas après tout. Je détestais la plupart des boissons sans alcool. L’eau, je ne la supportais pas. De quelle marque qu’elle soit, je la trouvais toujours imbuvable. Quant aux jus de fruits, je n’en raffolais pas. Non, je préférais de loin le rhum, ou un bon petit cognac de temps en temps. Alors l’eau oui, mais seulement de vie.

Puis nous abordâmes le sujet de Bianca. A ses mots j’eus un sourire, mais lui répondis :

« Non je n’en ai pas. Je me voyais mal lui taper un « cheeeese », c’est pas mon truc. Mais qui sait, peut-être vous croiserez-vous à la boutique un de ces jours, si tu as l’occasion de repasser. »

Les photos, c’était pas mon truc. Je n’en possédais d’ailleurs aucune chez moi. Pas de paysage, car il me suffisait de prendre mon Harley et d’aller faire un truc si je voulais voir du décor. Quant aux photos de famille, je n’en avais pas. Encore aurait-il fallu que j’en possède une pour cela. Et dire que je n’avais même pas de photo de ma mère, la seule personne qui avait vraiment compté pour moi. Et bien entendu, aucune photo de moi. Je fuyais les objectifs comme la peste et le choléra.
Préférant changer de sujet car je sentais que je repartais un peu trop loin dans mes pensées, j’interrompus Benjamin dans sa gorgée pour lui dire :

« Attends, j’ai acheté une bouteille de whisky et pas du bas de gamme, je me suis fait plaisir. Ça te tente pas, comparé à ce machin-là ? » Lui dis-je en désignant la tasse à café d’un coup d’œil.
Nous fûmes interrompus par le bruit du carillon qui tinta lorsque la porte s’ouvrit sur un adolescent au look rebelle, aussi sûr de lui qu’un éléphant dans une boutique de porcelaine.

« Hé, petit. Tu t’es perdu ou quoi ? » Lui demandais-je, exaspéré de voir des gosses venir dans un magasin pareil. Certes j’avais eu ma première arme très tôt, mais je détestais voir des ados à peine pubères s’en servir. On ne savait jamais ce qu’ils avaient derrière la tête, et après ça, c’était moi qui allais avoir des problèmes.

« Ecoute gamin, c’est pas que je ne veuille rien vendre car je suis un commerçant comme un autre, mais ici c’est pas un magasin de bonbons ou une pharmacie pleine de capotes. Si tu veux un flingue ou un truc du genre pour faire le cake de base dans la cours de récréation, c’est pas ici qu’il faut venir. Je te vendrai rien, alors sors d’ici et va voir ta nana, bécote-là et viens plus mettre ton nez dans des endroits qui ne sont pas pour toi. » Lui dis-je sèchement.

Son air effarouché failli presque me tordre de rire, mais je ne souriais même pas. Non, à la place je lâchais un long soupir, et attendis que le gosse sorte pour dire à Benjamin :

« Ça commence de plus en plus tôt. Je déteste fournir des petits, ça ne leur servira qu’à faire des conneries. »